
Avant
dernier jour de mon périple marocain. Ce qui fait plaisir dans ce
pays c'est de ne pas avoir à se préoccuper de la météo. Le ciel bleu
engage tout de suite à l'optimiste. C'est donc guilleret que je m'avance
vers la chaîne de l'atlas. A part une petite bosse au départ le début
d'étape se résume à une longue ligne droite qui mène à Taroudant.
Au trentième kilomètre la bifurcation
vers le Tizi-n-Test me fait diriger à droite. Ce matin, prévoyant,
j'ai enfilé un maillot manche longue mais le soleil matinal est déjà
chaud et avant d'entamer l'ascension je reviens à une tenue plus estivale.
La longue montée est ponctuée de nombreux arrêts. Le paysage est splendide
et en me retournant je mesure le chemin parcouru.
Au loin par ce temps clair je
distingue à l'horizon la steppe plantée d'arganiers. En levant la
tête je devine le tracé de ce qui me reste à grimper. Un vendeur de
thym se tient à l'abri sous un parasol.
Plus haut, descendant à vive
allure un cycliste freine en arrivant à ma hauteur. Il est aussitôt
suivi par un comparse. Tous deux sont de Grenoble dans l'Isère et
partent également pour une quinzaine de jours. Nous dialoguons ensemble
un bon quart d'heure surtout de notre chance d'avoir tous les trois
des épouses compréhensives qui nous laissent voyager. Un des deux
serait bien partant pour un tour du monde mais il se dit trop vieux.
Je lui réponds que tout est question de bien connaître ses possibilités
physiques et d'adapter son kilométrage journalier, ses temps de repos
à son potentiel. Son compère m'assure qu'il ne faudrait pas beaucoup
le pousser pour obtenir de lui une réponse positive. Nous nous quittons
sur des projets qui n'aboutiront pas mais content de parler à des
compatriotes ayant une passion commune.
La reprise est plus difficile,
le rythme de l'ascension est perturbé. J'ai beau boire et m'alimenter
peu mais souvent, je n'ai plus l'énergie suffisante pour progresser.
Les jambes ne tournent plus si bien, et le regard se laisse souvent
distraire par la beauté des lieux et la vue surprenante des lacets
en contrebas. Quelle déclivité !Puis la tête relevée j'aperçois la
haut une bâtisse. Un repère. Nouvel arrêt. Un morceau de pain, une
vache qui veut rire et ça repart. Ce n'est pas les encouragements
silencieux des trois véhicules immatriculés en France qui me donneront
du cœur à l'ouvrage. Pas même un signe de ces parisiens ! Je m'en
fout, je ne les envie pas dans leur caisse. La bâtisse aperçue plus
bas est une auberge.
Altitude mille six cent mètres,
encore cinq cent mètres de dénivelé. La route est de plus en plus
mauvaise comme l'atteste les nombreux nids de poule et les pierres
tombées des parois. Un petit air plus frais régénère mon corps. L'auberge
ne tarde pas à s'effacer de mon champ de vision et j'occupe mon esprit
à calculer l'altitude par rapport à elle. Une autre masure là haut
semble délimiter le sommet. Auberge vue panoramique 2100 mètres. Mes
touristes de tout à l'heure se restaurent. Mais la route continue
à grimper. J'ai compris, il annonce 2100 mètres soit le sommet pour
que les pèlerins s'arrêtent, se croyant au sommet, mais le sommet
il est là. Oui ce relais de télévision quelques lacets plus haut.
Allez un dernier effort. La route contourne un versant, une dernière
épingle et une nouvelle auberge détermine en effet le sommet.
Un homme, appareil photographique
en main me cadre. Clic clac c'est dans la boite.

Un sourire c'est fini. Je déchausse
et devine tout de suite à qui j'ai affaire. Un étranger pardi ! Pas
un parisien. Sa plaque d'immatriculation m'éclaire, allemand ! Pour
la conversation ça ne va pas être facile. " Do you want to take photo?"
"Yes, no problem. Clic clac c'est dans la boite. La mienne ça fera
un souvenir. Ce n'est pas tous les jours qu'on monte un col à plus
de deux milles mètres. Le temps d'enfiler un maillot manche longue,
et j'amorce la descente.
Pas pour longtemps car ça remonte.
Nouvelle séance de trip- tas. A nouveau la descente, mais au moment
de repartir un car me dépasse. Me voilà coincé derrière lui. Je peste
contre le chauffeur car son véhicule m'oblige à respirer les gaz d'échappements.
Je ne veux pas prendre le risque de le doubler. Je le laisse filer
pour pouvoir profiter de la griserie de la descente tout à l'heure.
Enfin je plonge à plus de soixante dix kilomètres heures dans la descente.
Un groupe de pique- niqueurs applaudit à mon passage. Si je n'ai pas
connu les joies d'une participation au tour de France je devine que
cela lui ressemble. Vingt bornes de descente ankylosent les muscles
et il est difficile de repartir après.
Ma décision de faire une pause
présente un caractère salutaire, tant les efforts pour avancer maintenant
demeurent inefficaces. L'hypoglycémie guette mon organisme après cinq
heures de route. L'omelette salade coca me requinque.
Cent vingt bornes me séparent
de Marrakech. Cette perspective d'en avoir fini avec les difficultés
m'encourage à repartir sereinement, sans l'angoisse de rater mon avion
après demain. La chaleur n'est pas du tout la même que dans le sud
du pays, le relief montagneux amenant une fraîcheur qui permet de
rouler l'après midi. Le soleil n'en est que plus agressif pour mon
épiderme et je prends la sage précaution de m'enduire à nouveau d'une
crème protectrice. La pause me sera très bénéfique comme me le montrera
une fin d'étape énergique. La route continue de descendre en pente
douce. Je profite à fond de cet avant dernière étape. Un sentiment
bizarre m'habite, mêlant la joie d'avoir réussi la totalité de l'itinéraire
prévu et une certaine nostalgie.
Encore c'est pas possible ! C'est
la journée. Devant moi se présente un couple de cyclo-aventuriers,
sacoches bondées, tongs aux pieds, tenues de baroudeurs. J'esquisse
l'interrogation classique. Français ? La réponse négative ne me surprend
pas tant leur allure anglo-saxonne ne laisse peu de doute quant à
leur origine. Mes nouveaux interlocuteurs germaniques sont en parade
pour trois semaines au Maroc. Leur parcours avec quelques similitudes
avec le mien diffère cependant, car leur aéroport d'arrivée et de
retour est celui d'Agadir. Ils m'apprennent qu'un autre voyageur de
nationalité belge me précède d'une vingtaine de kilomètres.Décidément,
ce coin est le rendez-vous des cyclistes en goguette, aussi fréquenté
que le bois de Vincennes un dimanche matin. La difficulté de se faire
correctement comprendre abrège notre rencontre.
Je suis résolu à combler la distance
qui me sépare de mon collègue belge. Ce gars là, me paraît insolite
et original, d'après les renseignements fournis par les Grenoblois
et les Teutons. Ces particularités suffisent à aiguiser ma curiosité
vis à vis de mon congénère belge. Allez je mets le turbo. En roulant
deux fois plus vite que lui sur cinquante pitons j'opère la jonction
avant Asni, terme envisagé de l'étape. A bloc. Le compteur affiche
cent bornes aujourd'hui, mais les bielles tournent parfaitement. Le
soleil à l'ouest colore mon mollet gauche, la position du cycliste
rend difficile un bronzage parfaitement symétrique. Malgré un profil
tourmenté et un fâcheux vent de face, mon second souffle m'octroie
une progression notoire.
Je jouis de ces paysages magnifiques,
la route surplombe l'oued et ses petits ksars disséminés sur les flancs
de la montagne. Je reconnais la mosquée de Tin-Mal si brillamment
décrite dans les guides touristiques. Cette mosquée est l'une des
seules au Maroc ouvertes au non-musulmans. Sa rénovation est financée
par l'ONA,depuis 1991. Son minaret inspira celui de la Koutoubia à
Marrakech. Je traverse d'autres villages tel Talaat N'Yacoub, qui
fut pendant longtemps un lieu de rassemblement des bergers habitant
les nombreux douars et ksours des environs. Les ksours sont des villages
fortifiés dont on n'aperçoit pas les chemins qui y mènent et qui peuvent
cependant les relier au reste du monde. La route continue dans un
décor tourmenté.
" Chez Momo, gîte d'étape " indique
la pancarte accrochée sur un arbre. La tentation est trop forte, tant
pis pour le Belge, je réglerais ça demain après un repos mérité. Le
chemin de terre qui mène à ce gîte est non carrossable et c'est donc
à pied en poussant ma machine que je me présente devant une bâtisse
entièrement rénovée. Le luxe qui règne ici tiédie ma volonté de séjourner
une nuit. Momo pseudonyme de Mohammed a bien fait les choses. Quelques
suites spacieuses et confortables ont été aménagées tout autour d'un
jardin dont l'esthétisme raffiné trahi les goûts de son jeune propriétaire.
La touche bleutée d'une belle piscine apporte une fraîcheur notable
dans ce décor de rêve.
Momo sait recevoir. Devinant
sans doute mon peu de penchant pour une nuit en solitaire dans une
des suites immenses, il accepte tout de suite mon deale, à savoir
de squatter le pré qui lui appartient derrière la propriété. L'installation
de ma tente et la possibilité d'exploiter à des fins hygiéniques les
sanitaires pour la modique somme de zéro dirhams confirme le sens
des affaires de Momo. Je ne peux en effet refuser la proposition de
mon hôte m'invitant à déguster son excellente cuisine. Du reste il
ne profite pas de cette situation pour grossir la note de mon dîner.
Celui-ci sera à la hauteur du cadre, copieux à souhait après la dépense
énergétique consentie aujourd'hui. Le plateau de fruits secs, dattes,
figues, bananes, disparaîtra dans mes poches tant mon estomac sera
rempli par les hors d'œuvres divers et le couscous maison pantagruélique.
La tombée de la nuit accompagne
mon repas pris au bord de la piscine. Je rejoins aussitôt après ma
tente dressée derrière un enclos, guidé par la lueur de ma petite
lampe torche.
Vers une heure du matin je suis
réveillé par les hurlements de chiens rodant autour de ma tente. Je
n'en mène pas large. La fureur des chiens accentue ma peur. La fraîcheur
de la nuit n'empêche pas la sueur de couler dans mon dos. Je perçois
le bruit d'un chien mettant en pièce un sac que j'ai laissé dehors
sur ma remorque. Je n'ose plus bouger et ne sais pas quelle attitude
adopter. Si les fauves décident de s'attaquer à ma frêle protection
de toile je ne donne pas chère de mes chaires. Je pense à ces histoires
de troupeaux de bêtes qui se font attaquer par des loups dans nos
Alpes françaises. J'en suis à espérer que quelqu'un entendant ces
cris viennent faire taire ces bêtes qui sont peut être domestiquées.
Il me semble maintenant entendre le grondement unique d'un seul molosse.
Ses semblables sont partis voir ailleurs s'ils trouvent une nourriture
plus digeste qu'un sec campeur.J'en profite pour essayer de trouver
dans mon bordel l'unique arme qui pourrait me défendre en cas d'attaque
de ces forcenés, un simple couteau. Plus pour me rassurer j'empoigne
dans ma main moite le manche de ce désuet objet contendant que je
me promets d'enfoncer dans la gorge de mon éventuel agresseur. J'attends
de longues minutes l'attaque supposée de mon perturbateur. J'ai l'impression
que celui-ci campe devant l'entrée de la tente et je me mets à espérer
que c'est un signe de lui de me faire savoir que désormais il veille
à ma sécurité. En effet au retour d'autres chiens il part à leur trousse
et leurs aboiements percent le silence de la nuit. Je reste en éveil
plusieurs heures, me persuadant que si attaque devait avoir eu lieu
elle se serait déjà produite. Un peu hagard, je retrouve le sommeil
vers quatre heures du matin.
A cinq heures j'émerge d'un sommeil
agité me demandant si cette nuit de cauchemars était bien réelle.
J'entrouvre prudemment l'ouverture de ma tente, constate que mes bourreaux
de la nuit ont quitté les lieux. Je plis rapidement mes affaires et
file sans demander mon reste. Le soleil pointe derrière les montagnes.
La dernière journée de route commence.
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